Les fins tragiques

Wlop - The Lonely Parade, 2015


« On ne devrait lire que les livres qui nous piquent et nous mordent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d'un coup de poing dans le crâne, à quoi bon le lire ?  » Frank Kafka


Il n’est déjà guère aisé, lorsqu’une histoire se termine bien, de refermer le livre entre nos mains, d’abandonner cet univers et les personnages qui l’ont parsemé tout au long du récit. L’attache est forte, la sensation de tristesse est profonde et l’on voudrait que les aventures se poursuivent encore et encore. N’a-t-on pas versé notre larme ou eu le cœur serré en tournant la dernière page de cet ouvrage qui nous a tenu le temps d’un livre, voire d’une saga entière ? Prononcer un dernier adieu sur la voie 9 ¾ à Harry, Ron et Hermione… Regarder Frodon s’en voguer vers les Terres Immortelles et contempler le sacre d’Aragorn sur le trône de Minas Tirith… Laisser là les Atréides et le Bene Gesserit à leur épopée… Et tant d’autres fins que nous saurions toutes citer.


Cependant, les « Il était une fois » ne s’achèvent pas toujours par un « Ils vécurent heureux… ». Il est de ces fins qui nous laissent un goût amer dans la bouche, qui nous arrachent à la lecture avec un sentiment impérieux de frustration, qui nous abandonne avec un profond vide à l’ultime page du roman. Des fins qui nous font réagir et même sauter sur notre téléphone pour vérifier qu’il s’agissait bien du dernier opus, qu’il n’y aura pas une suite qui pourra réparer le terrible préjudice d’une fin malheureuse. Ici, nous parlons bien entendu des fins tragiques. De celles de ces œuvres qui comptent bien ne pas ménager nos sentiments et pousser le vice de la tristesse. 

 

Ted Nasmith - Departure at the Grey Havens, 1996

 

Par tragique, nous pouvons tout à fait revenir à ce qui en a fait la base. La tragédie est née des siècles auparavant dans la Grèce Antique. Nourrie par les mythes et la mythologie, la tragédie se veut proposer une narration dramatique qui s’achève dans un événement malheureux. Pourrions-nous y détecter un certain sadisme de la part des auteurs grecs ? Pas véritablement. Il faudrait plutôt y voir une volonté d’éveiller chez l’auditoire pitié et peur (ce qui n’est pas forcément mieux, on vous l’accorde). Toutefois, ces deux sentiments mêlés tendaient à rappeler au public la toute-puissance et le fatum divin. En somme, c’était une leçon qui était administrée aux spectateurs afin qu’ils demeurent toujours animés de piété et qu’ils ne se défient pas des dieux. Une autre fonction à la tragédie d’autrefois était de provoquer des sentiments si puissants auprès des spectateurs, allant jusqu’à les faire pleurer, qu’ils ne trouveraient plus l’envie de se lamenter chez eux. Une véritable catharsis !


La tragédie s’associe progressivement plus volontiers à la romance et il ne manque pas de couples au destin funeste… Roméo et Juliette, Tristan et Iseut, Héloïse et Abelard, Paul et Virginie, Manon et le Chevalier des Grieux… et tant d’autres que les auteurs ont décidé de malmener jusqu’à la fin, sous couvert d’apporter une morale et une éthique en accord avec son temps. Prendre garde aux passions trop intenses, conserver sa piété ou se défendre de la frivolité. Telles des fables, ces dénouements tragiques apportent des leçons essentielles avec l’époque qui les constituent.


À mesure que les siècles s’écoulent, nous quittons les règles strictes du tragique pour s’orienter vers des récits qui cherchent, à travers des fins malheureuses, à offrir plus de crédibilité à leur histoire, à plonger complètement dans une forme de réalité au travers de la fiction. Si les fins « heureuses » prennent le parti de rassurer le lecteur après lui avoir suscité de nombreuses émotions et excitations au cours de sa lecture, il n’en est pas de même de ces « tragédies modernes » qui frappent le lecteur d’un constat authentique. Nous pourrions citer alors ces nombreux auteurs du XVIIIème siècle, Émile Zola, Victor Hugo, Honorée de Balzac, qui dénonçaient la réalité et les injustices de leur époque par le biais des destins tragiques de leurs personnages. Une triste comédie humaine pour évoquer cette misère suintante et écrasante. Les fins tragiques sont une leçon, un enseignement à recevoir (nous nous rappellerons tous le destin tragique de cette pauvre chèvre de Monsieur Seguin…Press F to pay respect)

 

John Everett Millais - Ophelia, 1852



Qu’en est-il aujourd’hui du message de ces fins tragiques ? La fin, en elle-même, se définit comme tout ce qui survient après un renversement dans l’intrigue. Ainsi, le dénouement, qu’il soit heureux ou malheureux, apporte une résolution à ce fameux bouleversement scénaristique. Mais le tragique possède cette intention particulière de rompre la lecture sur une note pessimiste. Comme une alerte, une catastrophe à annoncer, une idée à transmettre. Tout ceci dans une globalité éthique. L’idée n’est pas là d’apaiser le lecteur en lui offrant un dénouement heureux, mais bien de l’amener à le faire réagir et réfléchir. Autrement dit, les « mauvaises fins » ne sont pas si mauvaises en soi !

Ainsi, de nombreuses œuvres oscillent entre des fins aigres-douces ou assurément malheureuses. Une pointe d’ironie tragique au service du propos de l’auteur et qui présente un portrait contrasté de l’intrigue. En bon ou en mauvais, les fins tragiques ne manqueront certainement pas de nous faire réagir au cours de nos lectures. Et si elles ne nous ménagent pas, elles ont au moins le mérite de nous créer de l’émotion.

 

Christian Schloe - Lover's farewell, 2012



Les recommandations des Titanides :

1984 - George Orwell

Le Passeur - Lois Lowry

La Forêt des Damnés - Carrie Ryan

Les désastreuses aventures des orphelins Baudelaire - Lemony Snicket (Daniel Handler)

La nuit des temps - René Barjavel

La mécanique du cœur - Mathias Malzieu

Le parfum - Patrick Süskind

La Tempête des Échos - Christelle Dabos



Bibliographie :

https://www.espacefrancais.com/histoire-et-regles-de-la-tragedie/

https://www.fabula.org/acta/document9277.php

Le Retour du roi, J.R.R. Tolkien

Harry Potter et les Reliques de la Mort, J.K. Rowling

La Maison des mères, Frank Herbert

Roméo et Juliette, William Shakespeare

Tristan et Iseut, Béroul

Héloïse et Abélard, Roger Vailland

Paul et Virginie, Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre

Manon Lescaut, L’abbé Prévost

La chèvre de Monsieur Seguin, Alphonse Daudet

Hamlet, William Shakespeare

Les Misérables, Victor Hugo

Thérèse Raquin, Émile Zola

La peau de chagrin, Honoré de Balzac



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